Apparemment pour Pole emploi, être artiste ce n’est pas être « créateur » d’activité. Pourtant, de nombreux artistes contribuent à l’activité de notre coopérative, ils sont même essentiels, comme les Éditions commune qui ont édité les neuf récits d’hospitalité d’Hôtel du Nord que nous continuons à partager, à commercialiser et à utiliser pour la création de nouvelles activités comme des balades patrimoniales.
Pôle emploi réclame 10.000 euros à Martine Derain, créatrice des Éditions commune, pour les allocations qu’elle a perçues sur les trois dernières années lorsque au chômage, elle développait de nouvelles activités. Un créateur ou repreneur d’entreprise peut opter pour le maintien de ses allocations d’aide au retour à l’emploi (ARE) jusqu’au terme de ses droits. Un artiste non. Si l’État parle bien de « création d’activité », les mesures d’accompagnement concernent la création « d’entreprise », terminologie qui ne fait pas l’objet d’une réelle définition légale et qui, in fine, pour Pole emploi, se borne aux « entreprises lucratives ».
Pôle emploi considère donc un artiste comme « bénévole » lorsqu’il crée son activité et les autres créateurs d’activités, non artistiques, comme « entrepreneur », leur accordant alors le maintien de leurs allocations.
Comme de nombreux artistes, faute d’un statut reconnu comme le décrit bien Christine Breton dans le texte qui suit, Martine alterne depuis 30 ans, droits d’auteur, vacations en écoles d’art ou d’architecture, autrefois et parfois emplois aidés sur des métiers où elle eu besoin d’être formée, enfin salariée du régime général CDD sur des missions de direction artistique à l’intérieur d’associations d’artistes – et chômage quand ces missions de direction sont achevées. Entre ces périodes salariées, c’est-à-dire quand elle est au chômage, elle conçoit et propose des projets à un réseau d’associations qui l’emploient régulièrement, projets dont elle est parfois la responsable artistique auprès des tutelles. Elle a également accepté un mandat de trésorière après d’un gros projet pour Marseille-Provence 2013 dans l’une de ces associations et ce pour transmettre aux plus jeunes ses compétences administratives.
Pôle emploi qualifie de « bénévole » cet investissement et non de « création d’activité » pour ensuite s’appuyer sur un arrêt récent (mai 2017) de la cour de cassation concernant l’article L5425-8 du Code du Travail qui dit que si tout demandeur d’emploi peut exercer une activité bénévole, cette activité ne peut s’accomplir chez un précédent employeur, ni se substituer à un emploi salarié, et doit rester compatible avec l’obligation de recherche d’emploi.
Les artistes ne sont pas reconnus comme des « créateurs d’activités » mais comme des « bénévoles », terminologie tout autant flou juridiquement que celle « d’entrepreneur ».
Christine Breton, sociétaire elle aussi d’Hôtel du Nord, revient dans le texte joint sur ce « cas mal posé » alors que « le statut des artistes n’est toujours pas clarifié ».
Ou bien si, si l’on considère qu’ils ne créent pas d’activité. Comme coopérative, nous ne pouvons que témoigner du contraire et nous inquiéter de cette situation qui met en péril notre propre activité et fragilise nombre de nos sociétaires, déjà fortement précarisés ces dernières années. Nous publions le texte de Christine Breton pour contribuer à ce débat et accompagner Martine Derain dans la bataille juridique qui s’annonce.
Le cas de l’artiste-éditrice Martine Derain
Contentieux Pôle emploi. Témoignage de Christine Breton, Conservateur honoraire du patrimoine.
Je tiens à témoigner dans le cas cité afin de souligner les enjeux collectifs qu’il fait apparaitre pour la création artistique et pour la politique culturelle publique.
Pour ce faire je compte m’appuyer sur mon expérience professionnelle de fonctionnaire que je résume aux trois terrains qui concernent le différend :
- de 1973 à 1986, Conservateur au Musée des Beaux-Arts de Grenoble puis de deux Fonds Régionaux d’Art Contemporain (FRAC), je suis chargée des acquisitions et de la valorisation de collections publiques françaises, spécialisée en art contemporain, docteur en histoire ;
- de 1987 à 1995, Conservateur chargée de mission à la Ville de Marseille, j’ai la responsabilité de la politique culturelle dans l’équipe de Dominique Wallon, soit création, musée, recherche, école d’art et marché de l’art, j’enseigne aussi à l’université ;
- enfin, de 1995 à 2010, date de ma retraite, Conservateur sur un programme Ville-Etat-Conseil de l’Europe, je mène la première mission expérimentale européenne de Patrimoine intégré, dans le contexte des quartiers nord de Marseille.
1 – Enjeux pour la politique culturelle publique.
Avant tout, il me semble que le cas cité est mal posé. Le différend qu’il décrit relève d’une évolution des services publics de l’emploi, de l’économie et de la culture. Son règlement doit être interne, entre les administrations concernées. Les artistes que ces services ont la charge d’accompagner ne peuvent servir de prétexte. Que Pôle Emploi oblige Martine Derain à aller devant le Tribunal de Grande Instance ne peut être concevable au regard de l’histoire des politiques publiques que je me propose de re-contextuer.
J’ai rencontré Martine Derain, artiste autodidacte arrivée à Marseille en 1986, dans le cadre des projets de l’association Casa factori qu’elle avait co-fondée. En 1988 D. Wallon avait décidé de mettre en mouvement le cycle de l’art et j’accompagnais tous les acteurs qui allaient enclencher la fameuse « Movida » marseillaise. Divisé en 4 parties égales et dépendantes les unes des autres, la mise en mouvement du cycle de l’art s’est faite avec peu de moyens publics tant sa potentialité est riche :
* Le quart des musées remplit la fonction de référence. C’est le corps de symboles qui nous fait citoyens de la République française. C’est une institution décentralisée, municipale, créée par la Terreur et organisée par Jules Ferry.
* Le quart de la seconde institution publique, municipale, l’école d’art, remplit la fonction de transmission. L’artiste du passé transmet ses savoirs-faire à l’artiste du futur. Cela se passe dans la connaissance et dans l’exemplarité des artistes.
* Le quart des artistes remplit la fonction de production. Autodidactes ou sortis de l’école d’art ils ont perdus leur statut Etudiant. Aucun statut ne les attend de l’autre côté de ce passage. Ils ne bénéficient pas de celui d’intermittents du spectacle. Il leur reste à monnayer leurs diplômes dans l’enseignement. Ils peuvent s’organiser en réseaux, en ateliers ou galeries d’artistes avec le statut d’associations loi 1901. Ils peuvent se déclarer auto-entrepreneurs pour poursuivre leur recherche et leur production artistique. Ils peuvent adhérer à la Maison des artistes ou à l’AGESSA.
* Le dernier quart est celui du marché de l’art qui remplit la fonction de diffusion : achats, ventes,
échanges de la production artistique. Il est régi par la loi du marché. L’art contemporain est devenu valeur refuge dans la financiarisation actuelle.
Mettre en mouvement les 4 fonctions imposait, en priorité à Marseille, d’accompagner le quart le plus fragile dont tout le reste dépend : les artistes, les producteurs. Ma mission devait être inventive et diversifiée :
– avec les services sociaux, permettre au cas par cas la sortie du sous-prolétariat et de la misère ;
– avec les services de Pôle Emploi faire reconnaître leur spécificité et chercher une solution statutaire ;
– avec les services municipaux restaurer les lois qui favorisent la commande publique aux artistes comme le 1% ;
– avec les services de l’économie relancer le marché de l’art via le soutien aux galeries associatives, les achats au fonds communal restauré et les participations aux foires internationales d’art;
– avec les artistes inventer des co-éditions de catalogues ou livres spécialisés pour les faire connaître, des co-commandes, des co-installations de l’outil de travail qu’est l’atelier d’artistes ;
– avec les services culturels soutenir les actions en réseau des artistes ;
– avec les logeurs publics négocier pour intégrer des ateliers-logements dans leurs programmes, etc…
Je dois avouer une limite à l’issue de ma mission en 1995 : le statut des artistes n’était toujours pas clarifié. Faiblesse qui allait produire un effet pervers lors du changement de municipalité. Le clientélisme a remis à l’honneur les subventions au lieu des accompagnements théoriques et
économiques. Les subventions se sont raréfiées créant encore plus de misère et la nécessité pour les artistes de jongler encore plus vite entre les statuts acquis.
Le cas Martine Derain montre bien comment dans le cadre légal une même personne doit passer d’artiste à directrice artistique à chômeuse à mandataire associative pour rester en vie et dans le mouvement de sa propre création. La multiplication des collaborations entre associations comme la multiplication des échelles territoriales sont le signe d’une profonde transformation de la recherche artistique. Plus holistique, elle doit trouver les moyens de transcender les classifications et les métiers devenus obsolètes.
2 – Enjeux pour la création artistique
On pourra objecter que mon témoignage n’est pas recevable car je suis juge et partie ayant été moi même publiée dans la maison d’édition animée par Martine Derain : « les éditions commune ». Je vais effectivement m’appuyer sur cette expérience à la frontière entre mon travail de chercheuse et celui de conservateur pour témoigner dans son cas des enjeux collectifs en matière de création artistique.
En 2010, lors de ma retraite, j’ai pu entreprendre le grand chantier des « Récits d’hospitalité ». En neuf livres et trois ans de recherches, j’ai tenté l’écriture de l’histoire des quartiers dont j’avais partagé durant
15 ans l’aventure patrimoniale. Il s’agissait d’une double expérimentation de la pratique du patrimoine intégré et de l’écriture de l’histoire dans son contexte. Il n’était donc pas question pour moi de choisir une maison d’édition issue de mon milieu patrimonial par trop spécialisé. A l’inverse je ne pouvais choisir une maison d’édition grand public car trop tentée par le « scoop » du quartier mis au ban. J’ai cherché une maison d’édition capable de création formelle et stratégique. C’est ainsi que j’ai sollicité les « éditions commune ». Un long partenariat intellectuel a alors commencé. Dès 2013 les 9 ouvrages ont été édités puis vendus dans les librairies spécialisées et dans les lieux improbables des quartiers concernés. Certains d’entre eux sont d’ores et déjà épuisés.
Voilà ce qu’a su créer l’artiste-éditrice, un nouvel espace de diffusion des idées et des créations artistiques. Situation unique ! Je n’aurais jamais pu trouver un autre espace pour restituer mes recherches. J’ai alors compris la cohérence du processus de Martine Derain commencé avec le journal mural collectif créé via l’association « Casa Factori ». Voilà la meilleure école pragmatique pour aborder le rapport aux publics. Et c’est cette école que Pôle Emploi réfute. Pourtant en tant que Service public, nous devrions être tous fiers d’avoir participé au développement de cette aventure de 30 ans.
30 ans : le temps de formation d’un être humain. 30 ans de dépenses publiques tel un investissement que l’on dénie au moment d’en cueillir les fruits. Comme si nous, les responsables de politiques culturelles, nous nous étions trompés dans notre diagnostique collectif!
La lecture inversée des textes tronqués de la loi de 1901 et de celle de 1998 par Pôle Emploi vide leur contenu et donc le sens. Inversement l’article 103 de la loi N.O.T.Re de 2015 concernant les droits culturels des citoyens et la loi relative à la liberté de la création, à l’Architecture et au Patrimoine du 7 juillet 2015, comme les textes européens dont la Convention de Faro, donnent raison à Martine Derain créatrice et citoyenne.
En espérant que mon témoignage contribuera à la solution de ce différend.
Christine Breton, Conservateur honoraire du Patrimoine.