MADE IN THE RIVER#1

Made In The River est un projet de créations plastiques et de narration mené par Charlie, Chloé, Arlette et Melville autour de la rivière des Aygalades, basé sur l’imitation de la manière dont la rivière digère les matières qui tombent dans son lit. Ce projet se décline en une série d’ateliers de création de costumes et d’accessoires de déambulation carnavalesque de février à septembre.

Oubliée, malmenée, convertie en décharge aquatique.

Ainsi fait, le portrait de la rivière des Aygalades ressemble à la préfiguration d’un monde désolé et désolant.

Pourtant, jour après jour la rivière infiltre les obstacles qui parsèment son lit, allant même jusqu’à les remodeler à sa guise. Monticules d’ordures, éléments urbains en béton et matériaux composites (organiques et inorganiques) finissent par céder aux mouvements de l’eau, aux actions de la géochimie (décomposition et recomposition), aux variations de températures. L’action globale de la rivière les achemine inexorablement (si on accepte de regarder la situation à une échelle de temps géologique) vers une intégration à sa logique propre.

Métaphoriquement, la rivière peut ainsi être comparée à un gros système digestif. Un de ces systèmes digestif non compartimentés, à l’instar de celui des méduses ou des vers plats chez qui toute la digestion passe par un seul et même organe. Très classiquement somme toute, ce gros tube de 17km de long transforme mécaniquement et chimiquement les aliments qui lui échoient en nutriments assimilables ou non.

Pour cela la rivière :

broie, démembre, démantèle, dégrade

oxyde, corrompt, ronge, dissous

extrait, réassemble, refabrique

rejette les matières non absorbables

Comme tout organisme soumis à la malbouffe et à la surabondance de nutriments, la rivière connaît un risque d’indigestion. Mais elle fait aussi preuve d’une capacité d’assimilation des excès digne d’un organisme post industriel.

Une bonne partie des “aliments” que digère la rivière sont issus du processus de production industrielle contemporain. Hier, fiers représentants des capacités de production de masse, ces objets divers sont arrivés à obsolescence et ont perdu leur valeur marchande. Signe de leur désociabilisation vis-à-vis de la Capitalosphère, ces objets sont abandonnés dans un espace ayant lui aussi perdu sa valeur : la rivière des Aygalades.

Forme de revanche sur un système marchand qui ôte à la rivière toute valeur et (croit lui avoir retirer) toute capacité d’agir, la modification profonde de la matière témoigne au contraire de la vitalité persistante de l’eau. Qu’il s’agisse de digues en béton, de grilles en métal, de carcasses de voiture, de polluants chimiques ou de micro plastiques, tous finissent par être absorbés par la rivière qui les déplace, les délitent, les fond dans son lit.

Mais la vitalité ne s’exprime pas que par l’annihilation des contraintes, elle se manifeste également par la transmission de ses capacités d’agir.

En effet, les caractéristiques des produits industriels sont 1. d’être fonctionnels 2. d’être fabriqués en masse. Or, les objets ayant échoués dans la rivière pour des raisons d’obsolescence achèvent de perdre toute fonctionnalité (en tout cas telle qu’initialement conçue) par la “digestion” : leurs formes s’altèrent, leurs couleurs se ternissent, leurs textures se modifient, ils cessent de correspondre au cahier des charges qui déterminait leur raison d’être.

De plus, la corruption de la matière a pour effet d’éloigner l’objet de sa standardisation originelle : deux canettes en aluminium, similaires à l’issu du processus de fabrication, vont rouiller, se tordre, se trouer etc… chacune de manière dissemblable.

La forme standardisée et figée de l’objet évolue vers une singularité, une autonomie, qui devient signe d’une forme d’histoire personnelle complètement étrangère à la logique de production de masse.

En plus de singulariser l’objet, la détérioration de la forme industrielle vient révéler la faiblesse, la mortalité de celle-ci. La matière, pensée par les designers pour incarner la perfection, une promesse d’immortalité, témoigne soudainement de sa soumission au Temps. Cet aveu permet à l’objet industriel, parfait, et par là même étranger au monde des vivants, d’être réintégré à celui-ci.

Cette réintégration par l’aveu de faiblesse fait dès lors disparaître la barrière absolue entre l’être organique et l’être inorganique, et rend possible l’empathie, l’identification : non pas l’anthropisme mais la conscience d’appartenir à la même matérialité et d’être soumis aux mêmes règles de “fabrication”, “transformation”, “hybridation”, “dissémination”.

Réintégrer les scories de l’industrie au monde des vivants dont elles avaient été enlevées par le processus industriel permet de sortir des dichotomies (“propre/sale”, “vivant/non vivant”, “bon/mauvais” etc) afin d’au contraire renforcer la perception d’une vitalité ambiante, caractérisée par cette capacité de transformation incessante de la matière.

En enlevant le jugement moral sur les “déchets” travaillés par l’eau, nous reconnaissons la capacité d’agir de la rivière et nous pouvons nous en inspirer. Il ne s’agit pas de “sauver” une rivière passive ou uniquement victime mais de prendre modèle sur elle pour augmenter à notre tour notre vitalité. Le “prendre soin” de la rivière commence ici par une sortie de la posture dominante et coloniale du sauveur, pour humblement endosser celle de l’observateur, de l’apprenti.

Imiter la rivière dans son processus de récupération, de transformation et de revitalisation des scories industrielles nous permet de nous reconnecter à notre tour à notre capacité créatrice, démiurgique, sentir qu’il est encore possible d’agir dans le monde à partir de ce qui est présent, accessible, sans ajouter au désordre ambiant.

De même que la rivière hybride la matière en floutant la séparation entre l’organique et l’inorganique, la fabrication de costumes à partir des matériaux collectés dans la rivière ouvre une nouvelle branche d’hybridation possible : celle de la chair humaine et de la matière issue de la rivière.

En acceptant de me costumer, je joue le jeu de changer mon identité, de devenir autre et ainsi de rendre possible des perceptions, des sensations partagées avec d’autres entités. Le travail de CRÉATEUR me permet de devenir CRÉATURE.

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