FAUT-IL AIMER NOS MONSTRES ?

La question des déchets paraît difficilement soluble, en tout cas dans une société comme la nôtre, fondée économiquement, socialement, philosophiquement sur la production continue et exponentielle de produits de consommation jetables issus de l’industrie pétrolière.
La remise en question de la production même de matière jetable fleurant un peu trop l’éco-terrorisme, la seule pédagogie en matière de traitement des déchets à destination des « publics » (soit des adultes et des enfants vivant, consommant, jetant en 2023) semble être de les convaincre -de manière plus ou moins culpabilisante- de l’absolue nécessité de mettre les cartons dans la poubelle jaune et de ne surtout pas jeter son mégot dans la bouche d’égout. Ce qu’il advient des matières une fois refermé le couvercle de la poubelle ? Cela ne relève pas de notre juridiction !

Malgré les trésors d’inventivité déployés par les pédagogues, les déchets continuent de s’amonceler en dehors des bacs prévus à cet effet. Signe que limiter le cycle de vie du détritus au trajet consommateur ir.responsable – poubelle ne suffit pas à changer en profondeur les comportements ? Il se peut.


Vaut-il mieux alors bombarder les sujets de l’expérience avec des images atroces de poissons étouffés dans des sacs plastiques, d’oiseaux pataugeant dans la marée noire et de continent de polymères flottant ?
Cela se fait.


Résultat :
-80% des personnes cliquent sur la vidéo suivante « Dead Children in Gaza Strip/Urkraine/Yemen »
-5% deviennent des écologistes chevronnés, adeptes du zéro déchet
-15% entrent en dépression et se nourrissent exclusivement de crème glacé en pot de 1L pendant 3 semaines.

p.s 1. les écologistes chevronnés sont aussi généralement atteints de dépression, mais ils prennent de la crème glacée Max Havelaar®

p.s 2 : ces chiffres ne proviennent d’aucune source fiable

Qu’est-ce qu’un comportement sinon un reflet de notre rapport au monde, de nos croyances, de nos valeurs? Si tel est le cas, alors il faudrait que le système de représentations tout entier de l’individu soit bouleversé, changé, questionné pour qu’ensuite des gestes puissent suivre et s’ancrer dans un nouveau quotidien.

A défaut de bouleverser irrémédiablement les systèmes de représentation des individus, Made In The River tente de formuler une proposition pour faire face à la question des déchets, une proposition non pas technique mais artistique, dans le sens où il s’agit de décaler la réalité, de déplacer le point de vue par la mobilisation de l’imaginaire, dans l’espoir de fabriquer de nouvelles capacités d’agir. Ou au moins de ne pas produire de nouvelles dépressions.

Pour cela partons de la réalité et poussons-la à son climax.
C’est l’apocalypse : les déchets de toutes sortes ont tout envahi. Le nettoyage n’est que réconfort temporaire, car quand bien même une partie des rejets peut être déplacée, son élimination totale et non résiduelle de la surface de la planète est impossible. L’anthropocène, arrivé à son acmé, cède à présent la place à une nouvelle force géologique à même de façonner les paysages : le detritocène.

Ce scénario paraît un peu radical ? C’est pourtant la réalité quotidienne de la rivière des Aygalades.
La découverte de ce paysage ruiné déclenche chez de nombreuses personnes des sentiments contrastés : joie de découvrir la ripisylve et de goûter à la fraîcheur les jours d’été, admiration face au jet inattendu de la cascade…mais aussi violence devant ses berges composées de bouteilles d’huile, de vieilles bâches et de pneus entassés, douleur de constater l’absence d’eau retenue dans les lacs artificiels des carrières Lafarge et d’observer quelques rares anguilles asphyxiées dans une eau contaminée par les rejets des garages avoisinants.

Peut-on trouver de la connexion et de la joie dans les ruines ? Nous faisons le pari que oui, à partir du moment où nous acceptons de changer de paradigme : de sortir d’un rapport utilitariste à notre environnement, à la « Nature » considérée uniquement comme ressource et dont la préservation ne se juge qu’à l’aune des services qu’elle est capable de nous rendre : approvisionnement en eau, régulation de température, satisfaction esthétique etc.
Faisons une expérience et considérons la rivière comme un parent, un être vivant qui bien que de forme différente de la nôtre aurait des droits intrinsèques au même titre que les autres individus qui forment notre entourage.

Popularisée par Philippe Descola, Vinciane Despret, Alessandro Pignocchi et de nombreux.se.s autres auteur.ices qui se sont intéressé.e.s aux relations entre êtres humains et autres vivants, cette vision dessine la possibilité d’un rapport de l’Homme à son environnement fondé sur la cohabitation plutôt que sur l’exploitation.

Alessandro Pignocchi, La recomposition des mondes, Editions du Seuil, 2019, pp 22-23

Cela se peut-il dans le cas d’une rivière aux apparences d’égout et pour laquelle le qualificatif « être vivant » ne vient pas spontanément à l’esprit ?
Nous faisons le pari que oui, et que c’est justement en s’intéressant à ce que la rivière contient de moins ragoûtant, de plus répulsif que nous pouvons recréer ce sentiment de vie et ainsi retisser le lien entre elle et nous.

En effet, l’observation fine des matières que charrie la rivière nous a appris qu’une transformation physique et potentiellement chimique 1 s’opérait durant leur séjour dans l’eau.

La Gazette du Ruisseau#4 représente la rivière sous les traits d’un tube digestive qui avale, digère et recrache les déchets sous une nouvelle forme.

La rivière effectue donc une action de transformation sur ces matières qu’elle modifie mais aussi réassemble jusqu’à former des compositions inattendues, mêlant plastique et métal, tissu et plantes. Le plastique ayant séjourné contre un rocher pendant une longue durée prend des plis nouveaux, semblables à la texture d’une peau de crocodile. Le métal sur lequel il s’est entrelacé l’a teinté de rouille et produit des nuances dignes d’un pelage.

« Peau » de Créature du ruisseau, fabriquée à partir d’assemblage de plastiques collectés dans la rivière
« galets » en polystyrène, difficilement différenciables de leurs cousins rocailleux

De ce point de vue, la rivière ne fait pas que subir les déchets de manière passive, elle est aussi active, assembleuse et créatrice de formes inédites qui introduisent du flou dans l’habituelle distinction « nature » et « culture ».
Reconnaître que la rivière est une force agissante mène à changer de posture, à passer du statut d’acteur principal (l’humain qui agit pour la rivière) à celui, plus humble, d’observateur. En collectant et en assemblant les matériaux, nous n’avons d’autres ambitions que de produire une pâle imitation du travail de la rivière.
L’observation, la sélection, le ramassage, le nettoyage forment un processus long qui requièrent du temps, de la patience et du soin, vertus qui finissent par accorder aux objets ramassés de la valeur et même une certaine préciosité, tant chacun finit par paraître unique, avec ses qualités visuelles ou tactiles.
Traiter avec délicatesse des rebuts, se permettre de les jauger à l’aune de critères esthétiques précis, s’autoriser à collecter ceux qui nous plaisent et à laisser ceux qui ne nous parlent pas, tout cela revient à créer de l’attachement pour ce qui est rejeté, à repeupler ce qui paraissait désertifié.

Dès lors, les « peaux » des Créatures et la mise en scène de celles-ci sont une manière de traduire et de partager ce qu’enseigne l’expérience de la rencontre avec la rivière : bien que discrète, la vitalité des Aygalades persiste.

@Bulat Sharipov, l’esprit de la sécheresse des Aygalades
@Georges Kammerlocher, Créature observée dans son habitat naturel pendant le ramassage du 30 septembre
@Bulat Sharipov
  1. à venir notre partenariat avec le CEREGE et l’utilisation du scanner MATRIX pour observer les nanoparticules présentes dans la rivière des Aygalades ↩︎
Abonnez-vous à nos actualités

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *